tu t'étais bien habillée, aujourd'hui.
blazer brun à carreaux, jupe fendue, chaussures à talon marron foncé.
tu aurais même pu mettre des lunettes, accentuer cet air intellectuel quand tu prononces des mots compliqués.
tu restais droite.
tu les regardais tous d'un regard meurtrier,
comme si
c'était aujourd'hui qu'ils passaient à l'abattoir.

et c'est vrai,
avec toi
il n'y a pas de demie-mesure.

tu étais plutôt bien lunée, aujourd'hui.
levée tôt, regardé le lever du soleil en sirotant un café.
ordinateur rempli par les papiers dont tu devais parler en ce jour,
devant cet amphithéâtre rempli de fieffés
i m b é c i l e s.

ils n'ont pas ton niveau, il était évident. tu prononçais les mots avec une langue fourchue, diablesse.
tu prenais un malin plaisir de répéter de lire tes propres papiers, pour espérer faire un mémoire correct.
certains n'écoutaient déjà plus dès la première minute, ou bavardaient dans leur coin, ricanant sur des jeux de mots stupides.
tu avais des oreilles, mais eux apparement, non.
tu avais de bons yeux, mais les bons élèves s'effaçaient à vue d'oeil.
cependant
tu souriais pleinement.
tu entendais certains élèves du premier rang frissonner à propos de ton timbre de voix, de ton regard d'aigle sanguinaire — c'est leurs mots — et de ton sourire impossible à effacer.
très bien.
tu adorais faire peur.
tu t'en nourrissais,
souvent.
ça avait un bon goût,
de les voir devenir aussi blanc que leurs feuilles — et encore.

le fin de l'heure sonna. tu fus coupée dans ta phrase, les élèves se précipitant vers la sortie, comme si leurs vies en dépendaient.
((ça pourrait finir par être le cas s'ils ne t'écoutaient pas
quand tu te déplaçais juste pour eux))
tu te retenais de leur faire un croche-pattes en sortant.
tu ne vivais pas de telles bassesses.
tu en rêveras, à la place. tu leur tordras le cou avec minutie. tu leur graveras, sur la peau, quel est le plus important : la discussion sur la soirée de la veille, ou d'écouter les fabuleux mots de la chercheuse sur l'estrade ?

contre toute attente, tu vis un jeune homme se déplaçant vers toi.
il avait l'air tout à fait heureux d'être là.
dégoût à peine déguisé, il ne prenait même pas le temps des formalités.
tu n'en tins pas rigueur. tu n'aimais pas les élèves non plus.
c'est donnant donnant.

— bonjour.

tu souris. toutes dents dehors.
comme tu aimerais lui pourrir la vie,
mais malheureusement, il valait mieux déguiser tout cela pour éviter d'être virée,
et ne plus jamais marcher vers le microphone de l'amphithéâtre.
tu avais tout de même envie de garder ton boulot.

— pas la peine de me remercier.

en réalité, avec sa politesse de surface, tu avais un peu envie de lui pourrir la vie.

— allez-y, posez vos questions. et je ferais tout pour que vous compreniez — ou peut-être pas. j'aime jouer avec vos petits cerveaux.

tu caressas tes cicatrices.
la jeunesse est parfois facile à briser.
on verra bien.

c'était assez évident
tu avais mieux à faire que de garder des mioches pendant quelques heures,
même moins ça reste contraignant.
tu n'as jamais été friande de jeunes adultes,
tu ne les fais qu'en ragoût.
((ça a un goût délicieux,
viande tendre et langue frie))

quelque part, tu en avais envie
de les rouler habilement dans un sushi,
pour ton repas de midi.
à la place te voilà acculé par un seul élève dans l'immense foule qui se bousculait pour sortir les premiers.
quelque part, tu t'es sentie un peu fière
que quelqu'un ait écouté le ramassis de papiers que tu avais préparé pour ce moment précis.
que quelqu'un s'intéressait, même légèrement, à la matière que tu présentais, et qui occupaient la majeure partie de ton temps libre.
mais d'un autre
ça t'agaçait.
toi aussi tu avais mieux à faire que de rester deux secondes de plus dans ce bouclard.
quand l'heure était finie, tu voulais vaquer à d'autres occupations, écrire tes prochains papiers, préparer tes prochaines apparitions sur l'estrade, en somme : tu étais déjà assez overbooké, et de fait, les cinq minutes demandées étaient tout bonnement les cinq minutes de trop.

et tu étais fâchée.
tu avais la forte envie de le croquer,
comme on mâche un biscuit de la veille.
son air plein de dédain te donner envie de lui arracher ses pommettes pour imiter ton propre sourire.
barbare, certes,
mais diablement excitant.
voir autrui souffrir, pendant une entaille sur son visage,
ça te donnait de l'adrénaline, tu rêvais de les voir gémir face à la douleur.
une douleur que toi, tu connais, que trop bien même.
tu veux les voir endurer cet épreuve.
mais ce n'est qu'un rêve parmi tant d'autres,
et de plus
il n'y aurait rien de plus barbant que de finir en prison.

tu fis le garçon sortir sa fiche remplie des chiffres.
tu soufflas, rien qu'en la regardant à peine.
tandis que tu écoutais d'une oreille ce qu'il disait — ton esprit vacille, il est un peu difficile pour toi de rester concentrée quand quelque chose t'ennuie profondément.
puis il te tend la feuille, et tu la regardes plus attentivement qu'il y a quelques secondes.
alors que tu lisais, tu l'entendais discuter comme si de rien n'était.

— si on ne me poussait pas à faire des conférences, je n'en ferais pas.

il est vrai.

— je dois avouer que j'ai tendance à avoir envie de croquer un ou deux élèves.

tu éloignas ton regard de la feuille. tu ricanas. son visage n'avait pas bougé d'un iota.
il était comme
fait de marbre
imperméable à toutes les balles,
capable de te parler comme à un ennemi
avec une politesse à peine brisée.

— j'ai un petit défi pour toi. essaye de deviner la réponse, et je te dirais si tu chauffes ou pas. c'est bien plus facile de tordre votre matière grise.

tu ris.
voilà quelque chose de distrayant,
de passer à la marmite un élève
qui vous regarde dans les yeux avec une haine mêlée de respect de surface.
ce jeune t'intéressait,
et tu avais envie de le cuisiner.

— puis ça me fait une certaine distraction.

tu voulais le voir gigoter
comme un cloporte.
ça t'avait manqué,
de jouer avec des élèves
encore bouillonnant dans leurs idées novatrices et leurs questions sans réponse.
tu n'étais pas prof, à la base.
normal que tu te comportes plus
comme une sorcière
plutôt qu'un professeur tout droit sorti d'un master long et ennuyeux au possible.
tu avais envie de le choper
entre tes deux baguettes
histoire de nourrir une avidité naissante.
tu joues avec,
comme un chat joue naturellement avec une souris—
qu'elle soit de plastique et de mécanique
ou de chair et de sang.
peu importe la nature
tu t'en délectes
comme les plantes boivent l'eau de pluie
jusqu'à ce qu'elles se sentent rassasiées.

tu croques ses mots,
comme tu croquerais une chair tendre.
tout sourire,
tu admires la froideur palpable et le franc parlé
de celui qui te parlait
froid, beau parleur,
politesse de surface.
tu avais tellement envie de le croquer,
en rêve, achevé
d'une certaine manière terrifié.
tu n'es pas une phonos pour rien.

— il y a bien plus à gagner d'être le savant fou. au moins, c'est un tantinet amusant.

tu souris.

— jouer avec une souris comme un chat, voilà qui peut me distraire plus que n'importe quelle autre distraction. je peux bien annuler ce que j'avais prévu. de fait, j'aime perdre mon temps en jouant au chat et à la souris.

tu voulais jouer un peu,
avant de la surprendre avec
tes griffes acérées.
tu voulais le mener vers la réponse,
sans vraiment la donner.
tu n'as rien de pédagogique,
il est vrai,
de tes élèves, tu n'en avais rien à faire.
alors il n'est pas l'exception,
il confirme la règle.
tu t'assois sur ta chaise, croisant les jambes,
griffant légèrement tes mains en rythme avec les battements
de ton coeur encore chaud.

— je suis certaine que tu peux trouver la réponse, mais je peux t'aiguiller.

il est vrai,
c'est une question difficile.
mais tu sais que d'une certaine manière,
il peut brûler vers la réponse,
comme on brûle
pour chercher un objet dans une botte de foin.

— il y a une phase, où le cerveau fonctionne de la même manière que lorsque nous sommes éveillés. de fait, il est capable de bien des choses.

tu soupiras.
tu te démenais pour éviter de trop en dire.

— je pense qua partir de là, on peut aller vers une réponse plus claire.

— je vois une détermination claire. je n'aurais pas cru te voir sous cette lumière. ou dans les ténèbres, peut-être est-ce plus correct.

tu remarques vos similarités,
perdues dans les champs de vos différences.
vos ressemblances sont légions,
toutes comme vos divergences.
tu t'y plongerais presque
dans les abîmes
pour mieux comprendre mieux voir mieux répondre
mais tu n'es pas une grande nageuse,
tu risquerais de te perdre dans les méandres des océans
de couler
jusqu'au moment où tu toucherais le sable des fonds marins.

tu n'as jamais été bonne exploratrice,
excepté quand tu nages dans le cerveau des hommes.
tu trouves plus simple de naviguer dans un champs de chiffres et d'arithmétique
là où logique prime.
le cerveau, c'est bien plus simple que les relations humaines.
tout est éclairé par des machines prévues à cet effet,
les résultats sont souvent clairs et limpides.
hors, le social, ça s'enchaîne sous des litres d'analyse du faciès et de la voix,
de la façon dont x se comporte, de la façon dont x se tient debout,
les mots utilisés et le métier qui use les mains...

tout n'est pas limpide, dans la nature humaine.
et tu t'y perds,
dans l'eau
salée.

— tu vois. tu es ton propre phare, et tu inondes la mer de l'inconnu avec ta lumière. il suffit d'allumer la lampe.

tu ne pouvais être plus claire,
plus limpide
dans ses pauvres questions
auxquelles tu ne répondais que vaguement.
tu aimes jouer avec tes marionnettes,
fils s'enroulant autour de tes doigts,
bloquant l'arrivée du sang.
tes doigts deviennent prune,
et tu souris.
tu as trouvé quelque chose de marrant à croquer sous la dent.

— l'un n'existe pas sans l'autre.

tu ne pouvais éclairer ses questions
comme le phare illumine la mer.
tu étais le chat et tu montrais les crocs
tout en sifflotant une douce mélodie pour amener la souris hors de son trou.

— d'une certaine manière, les matières se tiennent la main.