Personne pour souligner l'absurdité des instants immémorables qui valent à peine le temps d'être vécus. Pas besoin de lui dire, Astrid a vite compris, le coeur croupissant dans un vieux reste de passion, la nécessité du rien. C'est pour cela qu'elle fait partie de ceux qui se précipitent quand les portes du métro s'apprêtent à fermer alors que le prochain est dans à peine trois minutes : quelles trois minutes ? La grandeur de l'accumulation de ces trois minutes l'effraie, le temps chiffré dans son souffle erratique, le coeur battant trop fort : il faut réduire au maximum ce rien avant qu'il devienne une tumeur ravageuse. Les dix prochaines minutes sont difficiles à vivre : il faut trouver où s'asseoir, il est tard, il y a de la place, mais il ne faut pas que ce soit trop près des portes du métro (elle a peur de se faire voler son téléphone) ni que ses genoux touchent ceux de quelqu'un d'autre. Le soir, elle en est embarrassée tandis que le matin elle prend un malin plaisir à s'asseoir là où cet inconnu pose son sac de toute évidence encombrant.

A peine a-t-elle le temps d'être à l'aise, de ne plus avoir chaud jusqu'à sentir la sueur humidifier sa frange, de ne pas avoir les mains tremblantes de l'adrénaline vengeresse d'une vie faite d'ennui, qu'il faut déjà se relever pour sortir du wagon. La lumière blanche l'éblouit : elle a un vertige. Elle se rappelle qu'elle a oublié de manger, tout à l'heure. Elle s'est arrêtée au milieu du quai pendant quelques secondes et quand elle revient à la réalité, toutes les personnes autour d'elles attendent déjà le prochain métro. Tout le reste est déjà parti. Alors Astrid se remet en chemin en calant bien son sac-à-dos sur ses épaules et emprunte un couloir à sens unique fortement emprunté à chaque vague de métro arrivant, ce dernier situé dans le centre-ville.

Et dans sa routine, dessinée minutieusement par le temps, à répéter mille fois s'il le faut, jusqu'à ce que son dos en devienne douloureux, elle se laisse surprendre et s'arrête en apercevant Lance ; ce n'est ni une surprise, ni un visage étranger. Elle fouille dans la poche intérieure de sa veste (il fait bon mais Astrid a toujours froid), sort son vieux portefeuille en cuir pour sortir le billet de cinquante dollars qui y réside. C'était un billet pour aller racheter un chargeur sur le trajet, le sien est mort. Elle n'a aucun regret à s'en séparer de manière prématurée tandis qu'elle s'avance pour le lui tendre, guettant sa réaction. En une seconde, elle change d'attitude : ce ne serait pas son premier refus mais le deuxième. La première fois, c'était un billet de vingt. Elle a abandonné l'idée de lui donner. Cette fois-ci elle lui agite sous le visage en tendant le bras, Prends ! Astrid cherche les yeux de Lance, ses sourcils froncés. Elle brille d'un agacement si ouvert et si honnête qu'il en est impoli et méprisant. Tu vas pas refuser un billet de cinquante quand même ? Les gens comme lui ne refusent pas de l'argent des gens comme elle, c'est ainsi que les choses sont écrites : sinon cela ne vaudrait pas la peine de subir ce rien tous les jours. Elle garde la main tendue, l'expression pincée d'incompréhension exaspérée, lui agitant le billet sous le nez, son portefeuille déjà rangé.