Il entend ta musique.
Il entend le son des voix qui se bousculent
entend les verres à facettes qui se distribuent
les cigarettes qui s'allument
les rires étouffés aux incisives blanches.
Pas de regards.
Seulement des silhouettes qui vacillent par deux, main dans la main.
Des robes rouges qui scintillent et s'envolent en compagnie des costards cravates.
L'éclat des tables au bord chromé, on y fait tourner la roue à chiffres, bille qui saute, met en haleine les spectateurs au porte-monnaie ouvert.
Il entend ta musique.
Elle file entre les convives dans une atmosphère qui appartient au monde, cent ans plus tôt.
Ceux qui s'enfoncent au fin fond des couloirs interminables, tapis rouge déployé, pour aller se cacher dans le secret d'une chambre dont on ne verra jamais le décor. L'angle qui déraille, donne au corridor cet aspect de spirale infernale comblée de portes fermées.
On y voit la dorure, le faste vertigineux, les grooms au plateau d'argent, gants blancs, la fourrure noire enlacée autour des épaules, les talons hauts, coiffure lissée en arrière au peigne fin.
Toute cette population fantastique et élégante s'attelle à ignorer sa présence.
Poings dans les poches, gueule fermée, son aspect contemporain et trop piraté jure avec absolument tout.
La musique résonne toujours, diffuse et prospère. Comme si une enceinte usée était cachée quelque part entre les pots de plantes, ou bien accrochée à l'angle des plafonds hauts.
Ne sait pas quel sommeil il brave mais il le brave à la perfection.
Son pas s'arrête au bord de la balustre, vue qui donne sur la vaste assemblée remplie de couleurs étincelantes. Il y voit les couples s'articuler et tourner dans un geste commun.
Ce qu'il y a de drôle, c'est de trouver la source du rêve.
Pupilles frénétiques qui sondent le marché, fouillent à travers le méandre humain et la vie fantôme, cherchent après une silhouette qui jurerait autant que lui jure avec la capuche sur les oreilles.
Il y a un peu de la peau de son visage animal qui s'étiole. C'est comme ça. Des particules de fourrure qui se désagrègent et font naître l'allergie aux locataires fictifs du songe. C'est comme ça. Comme ça qu'on se rend compte que le rêve est percé d'une intrusion : la sienne.
Là-bas, il y a toi. Il y a toi au comptoir d'un bar.
Le décor lui est familier, lui rappelle son endroit secret et privilégié. Et ça aussi, tu vois, c'est drôle.
Surmonte le barreaudage en marbre pour se laisser bondir dans le vide. On dirait presque qu'il s'envole. Peut-être est-ce même le cas.
La foule évidemment dans toute sa naïveté mécanique ne se rend compte de rien.
C'est ainsi que ses talons atterrissent sur la table de poker, sans un bruit, faisant s'envoler les jetons rouges et blancs, les cartes et peut-être aussi quelques visages qui n'avaient pas la force de rester là.
On peut voir sur sa face hybride une expression de contentement.
Bandit traverse la réception pour atteindre ce comptoir d'acajou.
Le barman aveugle comprend qu'il vient de recevoir un invité et lui sert bien évidemment quelque chose. N'importe quoi.
Lui s'assied à ta droite. Il ne te regarde pas.
- Tu savais que je viendrais.
Enfin ses mimines fuient des poches. Saisissant le verre, il constate qu'en le retournant, la liqueur s'échappe tranquillement dans un flux droit et contenu, sans toutefois jamais tâcher le velours rouge étendu sous leurs pieds. Au contraire, le verre se remplit aussitôt, comme animé d'une mémoire persistante.
- Ainsi, tout verre doit être rempli... C'était dans quel monde, quelle vie, toutes ces valses ? J'ai envie de savoir d'où te vient cette belle époque.