C'est qu'il est sur ses gardes, le lion. Qu'il a les babines féroces, les griffes acérées. Peut-être un brin abîmées, un brin limées. T'as pas vraiment l'air de pouvoir la blesser (pour le moment) sait-on jamais. Et tu sais on dirait pas mais elle comprend.
Au moins ne serait-ce qu'un peu.
Parce qu'on dirait pas, mais elle est passée par là aussi.
Par la violence.
Par ne connaître que ça.
(Sauf que pour une fois,
Elle a toujours pris sans jamais donner.)
Mais elle sait oui, au moins un peu.
La peur, l'appréhension. Les regards qui fixent les sorties, les échappatoires possibles. Jauger l'adversaire au premier regard. Estimer la douleur si ça partait. Ne pas estimer si c'est un danger, juste son ampleur.
(A quel point ça peut me faire du mal ?
A quel point ça peut franchir mes dernières barrières, mes derniers ramparts ?)
Et comment fuir, comment éliminer la menace.
(On dirait pas,
Elle le porte pas,
Mais certains réflexes sont toujours là.)
Mais c'est marrant parce que malgré tout ça, elle est pas préparée à ce genre de rencontres. Parce que même si on comprend, un tout petit peu, on est tous si différents. Alors elle peut pas savoir ce que tu attends, ce qui t'apaiserait, ce qui te ferait du bien. Ce qui baisserait ta garde.
Elle n'attend pas ce genre d'exploit.
Non elle se dit, toujours hypothétiquement que peut-être
Tu rêves un peu de ce dont elle a rêvé aussi.
D'une main tendue
(Jamais trop haute pour ne pas pouvoir s'abaisser,
Jamais trop basse pour ne pas pouvoir trahir.)
Juste là, présente. Prête à être prise sans jamais vaciller.
Immuable.
Ancrée.
(Bienveillante.)
Et peut-être que toi aussi tu rêves de ce qu'elle voulait d'autre et
c'était pas grand chose
ça l'est pas pour tant de gens mais
(de l'attention, de la patience)
pour elle c'était la grâce, tout ce qu'elle n'avait jamais eu.
(Et même aujourd'hui encore, la vie lui en donne avec parcimonie.)
Alors comme toujours elle donne, Nastia.
Elle donne ce qu'on ne lui donne pas.
Non. Si j'avais envie de me moquer de quelqu'un, je le ferais probablement pas à une heure tardive potentiellement dangereuse sur la plage avec un homme blessé, je dois avouer.
Elle a toujours le ton doux, mais elle dit les choses.
Elle n'est pas faite que de cheveux roussâtres et de dentelle, comme les poupées. Même si ce soir elle est joliment habillée - les affres de la fête. Non, elle a son propre caractère aussi.
(Et puis la violence l'habille toujours,
Mais elle ne dira rien.)
Elle regarde le tissu qui volette sur le sable, un léger "Oh" sortant de ses lèvres spontanément. Elle l'attrape à peine et par habitude et manie le repli soigneusement. Il est dans sa main, toujours là. Tout proche.
Si tu n'en veux pas, c'est pas grave. Mais si tu changes d'avis, il est toujours là.
(Et elle a envie de dire qu'il le sera toujours.)
Même si le soleil revient, et la nuit s'en va, et toi aussi, et que tu te relèves sans plus jamais penser à elle, des fois elle aura ce petit regard au travers de sa vitrine en se remémorant le lion blessé sur la plage à qui elle a tendu la main quitte à se faire mordre, sans le moindre regret. Et si tu passais le pas de sa porte, peut-être dans deux semaines, ou six mois, ou trois ans, elle aura toujours un mouchoir prêt pour panser les plaies de ce monde un peu trop violent.
Et te voilà à nouveau happé par le sable alors qu'elle finit par s'asseoir dedans, prenant ses aises. Elle ne compte pas vraiment partir (elle tente d'engraver le souvenir) et puis la main est toujours là, tendue.
Je sais que tu n'as pas mal.
Il le grogne si fort après tout.
Mais hypothétiquement, si c'était le cas.
Sûrement que c'est plus simple comme ça.
Je promets que je n'ai pas de mauvaises intentions, aussi douteux cela soit-il. Je veux juste filer un coup de main, même si c'est superficiel. Et même si tu n'as rien demandé. Et même si tu n'as rien à me donner.
De toute façon elle ne veut rien.
Et si tout aussi hypothétiquement tu venais à me dire ou à penser que je mens et que j'attends forcément quelque chose, ou une opportunité pour t'enfoncer un peu plus, je suis là pour te prouver que t'as tort.
Les jambes allongées dans le sable, les talons posés à côté d'elle, elle pose ses yeux sur toi puis sur le rivage.
Mais évidemment, tu n'as pas mal.
Personne n'a mal. On est juste endurcis, il paraît.
Ca tombe bien, j'aime bien la nuit et je n'avais pas envie de rentrer.
Et toi tu n'as pas l'air en état de bouger.
Elle a du temps à donner, la poupée.
Et beaucoup plus têtue qu'on ne pourrait le penser.